Lorsque j’accompagne des visiteurs dans la Grande Galerie du M.A.E et que nous arrivons sous la nacelle du Zeppelin, je leur demande de se retourner et, en montrant les Voisin et autres Caudron, je les préviens que la saison des « cages à poules » est terminée et que les appareils que nous allons découvrir désormais sont bien des avions de guerre, étudiés spécialement pour le combat.
Le premier de la série, suspendu au plafond, au dessus des deux treuils à ballons captifs est un avion allemand, comme l’indiquent les croix noires qu’il porte sur les ailes ainsi que ses peintures de camouflage sous forme de losanges multicolores, caractéristiques de ce qui se faisait alors outre Rhin. C’est un Fokker DVÏÏ, certainement le meilleur avion de chasse de la flotte allemande en cet été 1918. Sans doute a-t-il donné beaucoup de mal aux SPAD XIII français et autres SE5A anglais, car, le 11 novembre, les conditions d’armistice soumises aux Allemands mentionnent que ceux-ci doivent livrer : » in erster linie, alle apparate D7 » (en premier lieu, tous les appareils D7). C’est le seul matériel spécifiquement mentionné dans ce document : très bel hommage que les alliés rendent ainsi, implicitement à leur redoutable adversaire.
Le D VII est dû, pour une grande partie aux travaux de Reinold Platz, ingénieur en chef de la firme Fokker. Cette firme a été créée en 1914 par un tout jeune homme de 24 ans : Anthony Fokker dont la surprenante aventure mérite d’être évoquée ici(1).
Il est né en 1890 à Keridi, dans l’île de Java qui faisait partie de ce qu’on appelait alors les Indes
néerlandaises où son père possédait une plantation de café. Son enfance se passe là-bas à jouer, en pleine nature avec les petits indigènes, jusqu’au jour où, ses parents, fortune faite, décident de revenir aux Pays Bas afin d’assurer une bonne éducation au jeune Tony et à sa sœur Katharina. Ils s’installent à Haarlem en 1896. Mais l’enfant n’a aucun goût pour l’école où son père disait qu’il n’y ferait jamais rien de bon. Par contre, il se passionne pour les travaux manuels et le bricolage ; il fabrique des petits trains qu’il fait marcher avec des moteurs de sa conception, électriques ou à vapeur. La venue des frères Wright en France, en 1908 lui fait découvrir sa nouvelle passion : l’aviation. En 1910, il est exempté de service militaire, car on lui trouve les pieds plats. Il arrive à convaincre son père de ne pas l’envoyer à l’université en Hollande où, dit-il, il se couvrirait de ridicule et demande à partir en Allemagne, à Zalbach, où se trouve une école technique tournée vers l’automobile et l’aviation. Là-bas, il construit un avion qui est accidenté, puis un autre sur lequel il apprend tout seul à piloter. Il obtient le brevet de pilote N°88, le 16 mai 1911, à Mayence. En 1913, subjugué par les exploits du français Pégoud, il décide de se risquer, lui aussi, et devient le premier pilote à boucler la boucle dans le ciel allemand. Cela lui donne une certaine notoriété qui va le servir. C’est ainsi qu’en 1913, après avoir réussi les épreuves d’un concours portant sur la réalisation d’un appareil, il reçoit une proposition de l’Armée allemande pour construire des avions et former des pilotes. Il ouvre tout à la fois, une usine et une école, à Schwerin, à environ 200 km au nord de Berlin et il embauche 60 employés. Tout est au point au début de l’été 1914, quand la guerre éclate. Les commandes d’avions sont soudain multipliées par dix ; le petit atelier devient une usine avec 1200 ouvriers et Fokker, avec la poursuite des hostilités, devient une firme qui rivalise en puissance avec les plus importantes d’Allemagne. Quant au jeune Anthony, il s’impose, à 24 ans, comme constructeur, mais aussi, comme un homme d’affaires hors pair.
Pendant la Grande Guerre, les constructions les plus marquantes de Fokker sont les E I et III, qui arrivent sur le front en 1915 et sont bientôt équipés du système de synchronisation permettant le tir à travers le disque de l’hélice ; le Dr I, célèbre triplan équipé du moteur Le Rhône de 110 CV que les Allemands construisent sous licence dans leur usine d’Oberursel depuis avant-guerre et qui reste, à jamais attaché à la légende du » Baron Rouge « , Von Richthofen ; et enfin le D VII.
Le 25 janvier 1918, au centre militaire de l’aéronautique de Johannistal, ce dernier avion est présenté à un concours organisé dans le but de trouver un appareil capable de disputer aux avions alliés, la maîtrise de l’air sur le front de l’ouest. Le soir même, Fokker reçoit une commande portant sur 400 exemplaires, (d’habitude une commande n’excède pas soixante). Cette commande est portée ensuite à 2000 avec une partie de la construction, confiée à la firme Albatros et un peu, aussi, à A.E.G.
Les premiers appareils arrivent sur le front en avril 1918 et sont affectés, en première priorité au Jagdeschwader(2) n°l, le célèbre » Cirque volant » de Manfred Von Richthofen où on trouve des as, comme Hermann Goering ou Ernst Udet qui laisseront, plus tard, dans l’Histoire, des souvenirs plus controversés.
Avant d’aller plus loin, arrêtons nous un peu sur l’anecdote de la mise au point du tir à travers le disque de l’hélice. C’est en effet à ce bricoleur de génie qu’on doit d’avoir trouvé la solution. En avril 1915, les Allemands découvrent que Roland Garros, grâce au système d’hélice blindée de son invention, obtient ses victoires avec un avion tirant » devant lui « , manoeuvre tout à fait inédite, à cette époque. Le Corps de l’Aviation fait venir Fokker à Berlin pour lui soumettre le problème. On lui confie une mitrailleuse Parabellum, première mitrailleuse d’infanterie à refroidissement par air, et on lui commande de faire vite. Trois jours plus tard, il est de retour à Berlin ; il a trouvé. Il a réalisé que le tir de l’arme est plus lent que le passage des pâles, c’est donc à l’hélice elle-même qu’il confie le soin d’ouvrir le feu, grâce à un petit bouton fixé sur la pâle qui actionne une came qui elle-même actionne une tringle qui libère le percuteur(3) au bon moment(4). Les premiers chasseurs à être équipés de ce dispositif sont les E III qui surprennent douloureusement les avions alliés. En Angleterre, la chose fait grand bruit et, à la Chambre des Communes, le Premier Ministre est interpellé afin de savoir pourquoi on n’a pas cherché à acheter les avions de cet ingénieur, puisqu’il est hollandais, donc neutre. Plus tard, Fokker répondra à cette interrogation : » De tous les pays, y compris le mien, l’Allemagne est le seul à m’avoir donné ma chance, j’y suis resté « .
Pour la petite histoire, il est amusant de rappeler cette autre anecdote : vers 1916, Fokker qui est soumis à des tracasseries administratives, laisse entendre qu’il pourrait bien envisager de rentrer en Hollande. On lui a fait alors remarquer que le Kaiser, dans sa grande bonté et pour le remercier des services rendus à l’Allemagne, l’avait fait citoyen allemand. Dés lors, il avait le choix de continuer à construire des avions ou d’endosser la tenue du parfait petit soldat avec casque à pointe et fusil Mauser…. Anthony a préféré construire des avions !
Après l’Armistice, dégoûté par les problèmes que soulèvent les événements en Allemagne, il décide de rentrer aux Pays-Bas. Mais, il ne rentre pas les mains vides ; avec la complicité des douaniers allemands, il réussit à faire passer, à la barbe de la commission d’armistice, six trains de soixante wagons qui amènent en territoire neutre, deux cents avions, dont cent vingt D VII, quatre cents moteurs et de nombreuses pièces détachées. Cela lui permet de mettre sur pied une nouvelle firme de constructions aéronautique : la Nederlandsche Vliegtingen Fabrik, et d’envisager la construction d’avions de transport. En 1922, sur leur demande, en collaboration avec des industriels américains, il installe de nouvelles usines aux Etats-Unis.
Anthony Fokker s’éteint, à New York en 1939, alors que commence un nouveau conflit, mais des avions de la marque Fokker volent encore de nos jours.
Le Fokker D VII est un monoplace de chasse, biplan, dont le plan supérieur, équipé d’ailerons débordants, est décalé vers l’avant de 63 cm par rapport au
….plan inférieur. La structure des ailes est en bois et celle du fuselage, en tubes d’acier, l’ensemble est recouvert de toile renforcée et, par endroits, de contreplaqué. L’essieu du train d’atterrissage est profilé et forme surface portante. L’armement est composé de deux mitrailleuses Spandau, calibre 7,92 mm, tirant au travers du disque de l’hélice. Il est équipé du moteur Mercedes de 160 CV ou du moteur B.M.W de 185 CV. Le radiateur nid d’abeille placé à l’avant dispose d’un volet de réglage qui permet de maintenir la température du moteur dans des limites convenables, quelle que soit la température extérieure. Le poids de l’avion au décollage est de 895 kg ; il mesure 8,91 m d’envergure, 7,10 m de long et 2,81 m de haut. Il emporte 25 litres d’huile. L’essence, contenue dans deux réservoirs d’une capacité totale de 99 litres, lui assure une autonomie d’environ 1 h 45 de vol.
Bon ! Et alors, qu’est-ce qu’il a de si extraordinaire, cet avion ?
Nous avons la chance, au Musée, de voir exposés presque à côté l’un de l’autre, les deux plus célèbres adversaires de 1918 : le SPAD XIII et le Fokker D VII. Et là, même pour un observateur moyennement averti, la différence saute aux yeux : le profil des ailes du D VII, très bombé, avec une épaisseur maximale de 25 cm est beaucoup plus important que celui du SPAD. Cette caractéristique qui donne une bonne rigidité à l’aile lui permet de se dispenser de haubans. Elle donne à l’appareil un taux de montée remarquable et des qualités de manœuvrier extraordinaires. L’avion ne décroche qu’à des vitesses extrêmement basses et certains prétendent qu’il se servait de cette possibilité pour se glisser sous les ventres non blindés des biplaces de reconnaissance alliés qu’il pouvait tout à loisir mitrailler à bout portant, accroché à son hélice, protégé qu’il était par sa victime elle-même. Mais l’avion avait les défauts de ses qualités, et en particulier, il était sensiblement plus lent que le SPAD (190 km/ heure au lieu de 220). Un de ces deux avions était-il meilleur que l’autre ? Ils étaient différents, c’est tout. En effet, sans vouloir m’appesantir sur des problèmes d’aérodynamique, il faut voir qu’un avion optimisé dans tous les domaines de vol n’existe pas, car les critères retenus pour améliorer une des caractéristiques de l’appareil, perturbent généralement les autres. Les constructeurs doivent donc faire des compromis, en fonction des missions qui vont être attribuées à l’avion. De son propre aveu, A. Fokker a privilégié la maniabilité de ses appareils, en particulier, pour les triplans et les D VII, au détriment de la vitesse. Il est clair que dans….
….un combat rapproché, les avions allemands devaient se sentir particulièrement à l’aise, mais il ne faut pas croire qu’un déficit de vitesse soit sans conséquence majeure sur le déroulement du combat. En particulier, l’avion le plus rapide peut rompre l’engagement à sa convenance, s’il estime qu’il est en danger ; ce qui n’est pas le cas pour l’avion plus lent qui doit rester dans la mêlée jusqu’à ce que ses adversaires se découragent. Prenons un exemple : la légende que se forgeait alors l’Aéronautique naissante aurait voulu que la disparition d’un pilote de l’envergure du Rittrneis- ter (6) Von Richthofen soit l’épilogue tragique et glorieux d’un combat de géants qu’en d’autres temps Homère aurait chanté dans l’Iliade ou Victor Hugo dans la Légende des Siècles ; mais que s’est-il plus vraisemblablement et prosaïquement passé ce 21 avril 1918 ? Les pilotes du » Cirque Volant » viennent d’engager le combat contre un groupe de Camel anglais. Suivant leur tactique habituelle, ils cherchent à isoler un avion ennemi, pour porter l’estocade. L’Anglais, sentant le danger, tente de rompre le combat. Richthofen plonge en direction du fuyard, mais, potentiellement plus lent (5) que le Camel, le Dr I peine à se mettre en position de tir. Il ne remarque pas un autre Camel (7) qui le rattrape inexorablement et qui, arrivé à bonne portée, ouvre le feu qui met ainsi un terme aux exploits du » Baron Rouge « (8).
Je me garderai donc bien, aujourd’hui, de prendre parti dans la controverse visant à départager les deux appareils. Mais, en écrivant ces lignes, je ne peux m’empêcher de penser, avec délectation, à l’intensité des discussions que n’aurait pas manqué de provoquer, devant une chope de bière ou un verre de vin, une invitation des pilotes du » Cirque Volant » à la popote du Groupe des Cigognes. Ils auraient parlé « Avions », sujet qui intéresse prioritairement tout pilote de chasse ; chacun vantant les mérites de son propre appareil, avec un sens de l’objectivité qui n’a jamais été la qualité première des aviateurs.
L’appareil qui est exposé au Musée, équipé du moteur Mercedes 160 CV a été construit par la société Albatros en mai 1918. Il provient des livraisons effectuées par les Allemands, au titre des conventions d’armistice. Avant d’être présenté dans la Grande Galerie, il a été restauré dans les ateliers du Musée de l’Air, à Meu- don. Son entoilage initial étant en trop mauvais état, on a dû se procurer un nouveau revêtement….
….conforme à l’original. En se référant aux modèles d’époque, il a été imprimé en Alsace, sur toile de lin, avec des rouleaux en bois, comme cela se faisait en Allemagne, en 1918. L’industriel en a profité pour fournir la même toile à plusieurs musées allemands.
Tous les alliés ont reçu des D VII, mais, curieusement, ce n’est qu’aux Etats Unis qu’une étude vraiment approfondie de l’appareil a été effectuée par les industriels et les services officiels. Ne serait-ce pas pour cette raison, qu’en 1922, les Américains, en toute connaissance de cause ont insisté pour qu’Anthony Fokker vienne, chez eux aussi, exercer ses talents ?
Bon ! La visite continue, il y a encore beaucoup de choses à voir, dans ce Musée.
Jean-Paul Reynaud (AAMA)
NOTES
1) Bibliographie : » Souvenir d’un homme volant – La vie d’ Anthony Fokker « , livre autobiographique.
2) Escadre de chasse.
3) Roland Garros avait déjà étudié le problème, chez Morane, mais, les masses percutantes de la mitrailleuse française Hotchkiss, mise à sa disposition, étaient trop lourdes pour obtenir de bons résultats. Ce seront les mitrailleuses anglaises ou américaines qui seront utilisées, plus tard sur les avions alliés.
4) Ce dispositif sera perfectionné ultérieurement, en fixant une tige flexible sur l’arbre à cames du moteur, afin qu’il soit adaptable à tous les avions et tous les moteurs.
5] La vitesse maximale du Camel est donnée pour 185 km/h et celle du Dr 1 pour 165.
6) Capitaine de cavalerie.
7) II s’agit du capitaine Brown.
8) Ce n’est, bien sûr, qu’une supposition ; mais, parmi tous les récits, parfois contradictoires qui relatent l’événement, ce scénario, banal et sans gloire, reste le plus vraisemblable.
Article extrait du Pégase n°125 de juillet 2007.